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Chaplin : une vie.
17 janvier 2020

Charlie Chaplin sur un vieux cargo des mers de Chine De notre envoyé spécial (Paris Soir, 22 août 1936)



Jean COCTEAU

Charlie Chaplin est sur le bateau. Au dîner, nous avions remarqué une jeune fille, presque une petite fille, et sa mère. Elle nous avait fascinés par quelque
chose d'animal, de végétal, par sa beauté qui nous en rappelait une autre, sans pourtant se rapprocher d'aucune. C'était Paulette Goddard, la vedette de Modern Times.

Après dîner, je me couche. On frappe à ma porte. J'ouvre et je me trouve nez à nez avec Chaplin et sa compagne.

Tant de personnes ont projeté notre rencontre, et d'en être les organisatrices ; il y avait tant de chances pour qu'elle ait lieu soit à Paris, soit à Londres — et le hasard qui porte un autre nom dans la langue des poètes nous jette ensemble sur un vieux cargo japonais qui charge des marchandises et traverse les mers de Chine entre Hong-Kong et Shanghai..

Nous ne pouvons y croire. Chaplin m'empoigne les mains, les épaules. Il ôte ses lunettes, les essuie, les replace sur son nez, éclate de rire, secoue ses boucles blanches.

Je ne parle pas l'anglais. Chaplin ne parle pas le français. Et nous parlons, nous parlons, nous nous questionnons, nous nous répondons sans le moindre effort. Que se passe-t-il ? Quelle est cette langue nouvelle ? C'est la langue vivante, la plus vivante de toutes, qui naît de la volonté de correspondre coûte
que coûte, la langue des mimes, la langue des poètes, la langue du cœur.

Chaque mot de Chaplin, il le détache, le pose sur la table, sur un socle, se recule, le tourne sous l'angle où il s'éclaire le mieux. Les mots qu'il emploie à mon usage sont simples, directs, faciles à transporter d'un idiome dans l'autre. Quelque-fois le geste précède la parole et l'escorte. Avant de dire le mot, il  l'annonce et le commente après l'avoir dit. Aucune lenteur ou la fausse lenteur des balles quand un jongleur jongle. Il n'embrouille jamais ses balles, on peut les suivre en l'air. ,"

Je lui parle de la Ruée vers l'Or comme d'un cadeau dans une vie d'artiste. Un de ces ouvrages qui ., rapirent la chance d'un bout à l'autre et qui marchent sur la neige entre terre et ciel. Je vois bien que je tombe juste et qu'il réserve à la Ruée vers l'Or une place à part dans son oeuvre. c La danse des petits
pains ! Voilà de quoi ils me félicitent tous. C'est un boulon de la machine. Un détail. S'ils ont vu cela d'abord, c'est qu'ils n'ont pas vu le reste. »

Je me rappelle cette grâce du rêve, cette danse pour éblouir les convives, cette faculté de voler en songe et de croire qu'on peut l'apprendre aux autres et qu'on saura encore voler au réveil.

Il a raison, ceux qui ne virent que ce numéro et qui le citaient ne peuvent rien comprendre à cette épopée d'amour, à cette chanson de gestes.

Film entre la vie et la mort, entre la veille et le sommeil. C'est la lumière de bougie des Noëls tristes.

Chaplin descend au plus profond de lui-même la cloche des frères Williamson. Il tourne sa flore et sa faune des grandes profondeurs. Il rejoint, avec l'épisode de la cabane, les légendes populaires du Nord.

UN ENFANT SAGE.

Que d'ondes, que d'électricité, que d'éclairs dans cette cabine !

Paulette disparaît cinq minutes. Charlie se penche et, d'un air mystérieux, chuchote : « Et puis, j'ai une telle pitié. » Quoi ? Pitié d'elle, de ce petit cactus aux mille pointes, de cette petite lionne à crinière et à griffes superbes, de cette Rolls grand. sport luisante de cuir et de métal ? C'est tout Chaplin et le style de son cœur.

Pitié pour lui, le vagabond, pitié pour tous, pitié pour elle, la pauvre petite qu'il traîne à sa suite pour la faire manger parce qu'elle a faim, pour la faire coucher parce qu'elle a sommeil, pour l'arracher aux pièges des villes parce qu'elle est pure. Et, tout à coup, je ne vois plus une star de Hollywood dans son uniforme de groom en satin d'argent, ni le riche cinéaste à boucles blanches, à costume de tweed moutarde, je vois le petit homme pâle, frisé, à badine désinvolte, qui entraîne par la main, en trébuchant sur une jambe, à travers le monde, une pauvre gosse victime de l'ogre des capitales et des pièges de la police.

Chaplin est un enfant sage qui travaille en tirant la langue.

C'est un enfant qui s'amuse de notre rencontre, c'est un enfant qui nous invite en Californie, et ce sont deux enfants qui, après Modem Times, ont décidé en cinq minutes de partir pour Honolulu, de voyager la main dans la main, de courir le monde.

J'éprouve une difficulté très grande à joindre les deux bouts : cet homme coloré qui me parle, qui est un, et le petit fantôme pâle qui est son ange innombrable et qu'il a le privilège de diviser et d'envoyer partout comme le mercure. J'arrive peu à peu à superposer les deux Chaplin. Une grimace, une ride, un geste, un clin d'œil et les silhouettes se confondent.

Celle du simple d'esprit de l'Evangile, du petit saint en chapeau melon qui entre au paradis en tirant ses manchettes et en redressant fièrement sa taille, et celle de l'imprésario qui tire ses propres ficelles.

L'ESTHETIQUE DE CHARLOT

Enfermé dans sa cabine depuis deux jours, pas rasé, dans un costume qui l'étriqué, les cheveux hirsutes, ses petites mains tourmentent ses lunettes d'écaillé et classent des feuilles couvertes d'écriture.

- Je peux mourir demain en me baignant, me répétera-t-il à Shanghaï. L'homme ne compte pas. Il n'y a que le papier qui compte.

Rendez-vous à l'hôtel Katé à 5 heures. Dîner qui groupe des capitalistes de Hollywood.

A table. Charlie bâille. Dans ce dancing qui est chinois et qui ne veut à aucun prix en avoir l'air, seul un admirable plancher dénonce la Chine. Sur ce plan-
cher, au milieu de lumières « voluptueuses », nous allons voir un numéro qui, plus que tout le reste, résume cette ville sale, où Shanghai Lily-Marlène ne
trouverait aucune place pour se mouvoir et ne pourrait être que l'Européenne, assise au Vénus, sous une treille bleuâtre, entre les taxi-girL (filles de toutes les races avec lesquelles on danse en échange d'un ticket — 5 tickets pour un dollar).

« La Fleur blanche du quartier chinois », ainsi s'exprimait Marlène Dietrich dans les barbes de son boa en plumes de coq. On imagine mal cette fleur
dans ce vase fêlé, où les fleurs ne peuvent être que de l'avant-veille, sur une nappe de dancing.

Observons la pitoyable danse que Charlie regarde la bouche ouverte, avec un triple menton aplati sur sa cravate et le front barré de rides circonflexes. Une
pauvre femme à chevelure rousse de clownesse, coiffée d'un bonnet de ramoneur, une jambe nue, l'autre dans un pantalon de pierrot, un damier entre les cuisses, gantée de paillettes rouges, s'élance sur les premières notes du Cake-Walk de Debussy.

Cette pauvre dame résume le Shanghaï qui se montre lorsqu'on essaye d'interrompre la course hagarde des porteurs borgnes qui vivent quatre ans (sic) et galopent droit devant eux sans savoir où.

Au restaurant-dancing les hôtes sè lèvent et tournent sur la piste. Charlie reste à table. Charlie rumine.

Il souffre visiblement des personnes qui l'observent et cherchent à retrouver son personnage.

— Hélas ! me confiera-t-il, je suis le plus exposé de nous tous. Je travaille dans la rue. Mon esthétique est celle du coup de pied au derrière. Et je commence à les recevoir.

LA FETE MANQUEE

J'ai laissé Charlie seul. Il boude. D'une table à l'autre, il me raconte un combat de coqs en Espagne. Le directeur du combat, un colosse à mains de marquise, petites mains blanches, grasses, qu'il frotte à plat, tout doucement, voluptueusement dans le sang. Ses narines palpitent un peu.

Tout à coup, Paulette se lève. Elle voudrait « voir Shanghaï ». Mais il n'y a rien à voir. Cela s'impose.

Les Français veulent me. laisser entendre qu'il existe une Shanghaï secrète. Ils se battent les flancs. Chaplin rentre dormir à l'hôtel. Il rentre coucher un stylographe, une caméra, une machine précieuse d'où peuvent ruisseler l'encre et les images et qu'il importe de mettre la nuit dans l'ouate.

Claude Rivière, une femme qui, depuis 1922, roule d'île en île sur les mers du Sud, nous entraîne, escortés du directeur de l'Agence Havas et du correspondant de Paris-soir. Nuit de conciliabules, de traînasseries, de fatigues, de portes devant lesquelles on hésite, de marins américains ivres et de ballons dégonflés vendus par des Russes à barbe hirsute, à col relevé, qui crèvent de misère.

Le bateau marche. La côte défile. Passepartout ronfle. Chaplin et Paulette ont été sages de ne pas coucher à bord.

Notre méthode de voyage risque de nous faire passer à côté des innombrables amis inconnus qui sont l'excuse d'écrire. Hélas ! sur le Coolidge, j'apprendrai que la jeunesse chinoise de Shanghai nous préparait une fête de théâtre. Bernardine Szold-Fritz me pardonnera et ses amis du 55 Yuen Ning Yuen Road. Je veux qu'elle sache que je me suis mordu les pouces et que j'eusse aimé voir de Shanghai autre chose que son écorce acide. Mais nous n'y passâmes qu'une seule nuit.

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