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Chaplin : une vie.
25 novembre 2017

Archives du Kid

Libération
Livres, samedi 19 décembre 2015, p. 43

Spécial ouvrages illustrés

Archives du Kid : les grandes espérances de Charlie Chaplin

Natalie Levisalles

Une des premières photos du livre est le portrait d'un enfant sensible et inquiet, sur le qui-vive peut-être. Charlie joue le rôle de Sammy, le petit vendeur de journaux, dans Jim, a Romance of Cockayne sur une scène londonienne en 1903. A vrai dire, Charlie n'est plus vraiment un enfant, mais un adolescent de 14 ans, dont le père est mort et la mère internée dans un hôpital psychiatrique. Une autre photo est prise en 1918, dans la vallée de San Fernandino. On est passé des brumes de Londres au soleil de Californie. Charlie Chaplin a désormais 29 ans. Sur cette image, il s'amuse avec des enfants aussi pauvres que lui l'a été. La plupart marchent pieds nus, mais ils semblent heureux et émerveillés du petit spectacle qu'il leur donne sur le tournage d' Une idylle aux champs . Une des qualités des Archives Charlie Chaplin est de montrer au lecteur des photos inédites ou inconnues, ce n'est pas la seule. Les Archives Charlie Chaplin est un livre très beau et très gros (plus de 6 kg) dont la réalisation a été dirigée par Paul Duncan, un Britannique qui a déjà publié chez Taschen plus de 50 titres (Bergman, Scorsese, Billy Wilder,James Bond...) sur le cinéma.

Lettres. Celui-ci montre comment Chaplin a fait ses films. Dans une sobre et perspicace introduction, Paul Duncan explique que ce livre est «une histoire visuelle et orale qui raconte comment Chaplin a traqué [la] beauté et l'a traduite dans ses films». Ce n'est pas seulement un ouvrage pour cinéphiles. Il s'adresse aussi bien à ceux qui ont adoré les «Charlot» qu'aux admirateurs des Feux de la rampe et des Temps modernes, ou à tous ceux qui s'intéressent à un des plus grands cinéastes du XXe siècle. On y trouve des témoignages de Chaplin lui-même, mis dans le contexte par des spécialistes ou complétés, en contre-champ, par des proches : son frère et collaborateur Sydney, les actrices Paula Negri et Paulette Goddard, l'écrivain et journaliste James Agee... Mais aussi des textes de chercheurs, comme celui de Cecilia Cenciarelli sur les films non réalisés. Il y a également tous les documents visuels : photos de tournage, de famille ou de vacances, storyboards et synopsis, lettres à son frère, affiches et coupures de presse (on a l'impression que chaque épisode de la très agitée vie sentimentale de Chaplin a fait la une des journaux américains). En tout 900 images racontant la vie d'un homme qui, né à Londres en 1889, est passé de la misère la plus noire à la richesse et la célébrité. Un an après son arrivée à Hollywood, en 1914, il est déjà le roi du burlesque aux Etats-Unis. Encore quelques années et il deviendra la première star internationale, avec son personnage de Charlot le vagabond.

«Epater». Le livre montre comment il a construit son oeuvre, ses idées très précises, obsessionnelles même, sur ce qu'il avait en tête : scénarios, castings, décors... et bien sûr le personnage de Charlot. Chaplin explique comment le costume l'aide à exprimer sa «conception du citoyen ordinaire» : «Trop petit, le chapeau melon indique une prétention à la dignité. La moustache est une marque de vanité. Le manteau boutonné jusqu'au cou, la canne, l'allure tout entière désignent un homme qui cherche à épater les autres et à se montrer. Cet homme-là court après les chimères et il le sait.» L'ouvrage est découpé par films, de Pour gagner sa vie (1914) à la Comtesse de Hongkong (1967), des thèmes s'en dégagent. La pauvreté par exemple, à laquelle il ne trouve aucun romantisme, au contraire. «La pauvreté, dit-il, est un processus dégradant qui devrait être interdit et aboli dans toutes les nations. Je ne suis pas fier d'en être sorti. Si j'écris sur le sujet, c'est pour critiquer l'époque où j'ai grandi.» Son enfance ressemble à un roman de Dickens. Un père chanteur (alcoolique, absent, mort jeune), une mère comédienne qui tente d'élever ses fils entre deux séjours en hôpital psychiatrique. Avec son frère Sydney, Charlie est trimballé d'hospices en écoles pour enfants indigents. Des années plus tard, il écrira : «La pauvreté, loin de m'apprendre quoi que ce soit, a déformé mon sens des valeurs et m'a inculqué une conception erronée de l'existence, sans pour autant me doter de compassion pour les pauvres ou une conscience sociale.»

Etonnant qu'il dise ça. Tout au long de sa vie, il fera montre de préoccupations sociales, civiques et politiques. En 1915, il refuse que ses films soient projetés «dans des cinémas où l'entrée est supérieure à cinq cents. Je fais partie des petites gens et je travaille pour eux plus que pour toute autre classe sociale». En 1918, il va à Wall Street haranguer des milliers d'hommes afin de les encourager à acheter des liberty bonds pour soutenir l'effort de guerre. En 1942, il plaide pour un soutien militaire américain à la Russie en guerre contre l'Allemagne. «Camarades ! Je ne suis pas communiste, je suis humain et je crois savoir comment réagissent les humains. Lorsqu'une mère communiste apprend la nouvelle tragique de la disparition de son fils, elle pleure, comme toute mère... Les Russes sont seuls face à deux cents divisions de nazis. Demandons l'ouverture d'un second front immédiatement !»

Mais surtout, il y a le Dictateur. Chaplin rapporte une discussion avec le scénariste Konrad Bercovici sur les mouvements fascistes en Europe et la nécessité de faire un film sur le sujet. En 1938, il commence à travailler sur le Dictateur, ce qui déchaîne l'opposition des sympathisants nazis aux Etats-Unis. Pas seulement eux. Les pressions viennent de partout, y compris, raconte le scénariste Dan James, des «producteurs juifs d'Hollywood qui lui ont dit : "Ecoute Charlie, tu vas rendre la vie des nôtres impossible là-bas. Hitler va être furieux."» Chaplin est ébranlé mais il tient bon. Il fera le film, à peu près seul contre tous, expliquant : «Si j'ai réalisé ce film, c'est parce que je trouve cela foncièrement inhumain et contre-nature de persécuter une minorité. C'est une conviction inébranlable que rien ne pourra ébranler.»

Maccarthysme. Cela dit, le livre raconte d'autres choses, assez étonnantes, à l'origine du Dictateur . Au moment où se précise l'idée de tourner une comédie fondée sur une erreur d'identité, Chaplin raconte : «La première fois que j'ai vu Hitler avec cette petite moustache, je me suis dit qu'il m'imitait, qu'il profitait de mon succès. C'est vous dire si j'étais imbu de moi-même.» Pas si imbu que ça, si l'on en croit la remarque de William Walter Crotch, un universitaire spécialiste de Dickens, dans un article du New Statesman. «En 1921 à Munich, je remarquais fréquemment dans la rue la présence d'un homme qui me faisait vaguement penser à une version agressive de Charlie Chaplin, en raison de sa moustache typique et de sa démarche sautillante... Il s'agissait d'un certain Herr Adolf Hitler.»

Après la guerre, le climat politique ne s'améliore pas pour le cinéaste britannique vivant aux Etats-Unis. A l'avant-première de Monsieur Verdoux, en 1947, l'ambiance est tendue, les journalistes attaquent : «Est-il vrai que vous êtes membre d'un consortium du cinéma dont le but est de transférer des films américains en Union soviétique ?» Le ton de la conférence de presse est donné. Dans Time, James Agee sera un des rares à se demander ce que «ressent un artiste qui a offert au monde une telle compréhension des petites gens et qui se retrouve méprisé par des personnes se félicitant de "vivre dans un pays libre", alors qu'elles sont légions à vouloir lui dicter ce qu'il doit faire».

Pendant le maccarthysme, Chaplin sera à nouveau soupçonné de communisme. Il finira par quitter les Etats-Unis.

Le livre est aussi bien sûr très riche en photos et en textes sur les relations du cinéaste avec les femmes. Maîtresses ou épouses, c'étaient quasiment toutes des actrices (Edna Purviance, Mildred Harris, Lita Grey...) comme permettent de le vérifier les nombreuses pages people qui lui sont consacrées dans les journaux américains dès les années 20. Il y a des témoignages formidables, comme celui de Paulette Goddard se préparant à jouer dans les Temps modernes : «Je suis allée me faire coiffer : le résultat était magnifique. Charlie m'a dit : "Ça ne va pas du tout, chérie." Il a pris un seau d'eau et me l'a vidé sur la tête. J'en ai eu le coeur brisé et j'ai pleuré, pleuré, pleuré. C'est ainsi que ma coiffure a vu le jour.» Ou l'histoire de la rencontre avec Oona O'Neill. Elle a 18 ans et lui 54, ils se marient en 1943. «J'avais enfin une épouse, pas une jeune fille cherchant à faire carrière.» Ils auront huit enfants.

Keaton. Dans ce livre qui est comme un dossier sur le processus de création («Je ne connais rien à l'écriture, autrement dit aux mots qui ne s'accompagnent pas d'actions. Quand j'écris, je pense invariablement à la pantomime et je la mets en mots. Le mouvement, c'est la pensée libérée.») et la construction d'une oeuvre, certaines pièces sont particulièrement émouvantes. Les photos sur le travail avec Buster Keaton dans les Feux de la rampe (1952), par exemple. Tous deux ont une longue carrière derrière eux et une admiration réciproque. Une comédienne remarque qu'elle n'a jamais vu Chaplin aussi intense que lorsqu'il répète avec Keaton. A la sortie des Lumières de la ville, en 1931, Chaplin avait écrit : «Le but de toute histoire est d'exprimer la beauté de l'existence, en en condensant les points d'orgue dans le dessein de distraire. Car après tout, nous ne cherchons rien d'autre que la beauté dans la vie, que ce soit dans le rire ou dans les larmes.»

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