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Chaplin : une vie.
4 décembre 2014

Charlie Chaplin était aussi un écrivain (de gauche)

Charlie Chaplin était aussi un écrivain (de gauche)
François Forestier Publié le 29-09-2014 à 18h38Mis à jour à 18h55

"Bolchevique" pour le FBI, interdit de séjour aux Etats-Unis, toujours aux côtés des pauvres, le cinéaste avait écrit un roman sur ses années de misère, jamais publié - jusqu'à aujourd'hui.

Charlie Chaplin ©Bettmann-Corbis Charlie Chaplin ©Bettmann-Corbis

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Le 17 septembre 1952, à New York, l'homme le plus célèbre du monde, Charles Chaplin, monte à bord du «Queen Elizabeth». Direction: Londres, où doit avoir lieu la première des «Feux de la rampe», et que Chaplin désire faire visiter à sa femme Oona.

C'est la ville de son enfance, où il a crevé de misère, où il a vu sa mère devenir folle, et où son père, un comédien alcoolique, a disparu. Il est angoissé: retrouvera-t-il son public, ce public qui l'acclame depuis que le personnage de Charlot est né, en 1914? La mer est calme. Chaplin a déjà d'autres projets. Le paquebot fait bonne route.

Le 19 septembre, deux jours après le départ, la radio du bord reçoit un message: le procureur général des Etats-Unis, James McGranery, vient d'interdire le territoire américain au «susnommé» Charles Spencer Chaplin. Motif: «Avoir fait l'apologie du communisme ou s'être associé avec des organisations pro-communistes.» 

Chaplin, qui habite aux Etats-Unis depuis quarante ans, est simplement viré comme un laquais indélicat. À la manoeuvre, dans l'ombre, J. Edgar Hoover, le patron du FBI, qui hait - d'une haine irraisonnée, maladive, dévorante - le petit vagabond et tout ce qu'il représente. Non seulement Chaplin est de gauche, mais, en plus, il écrit. Impardonnable. Chaplin quitte à jamais «ce pays malheureux».

"Dégénéré"

La politique, l'écriture. Quand Chaplin prend la parole sur des sujets de société, c'est pour défendre les pauvres - il en a été un. Quand il prend la plume, c'est parce qu'il aime les mots, son favori étant: «ineffable». Il a envie d'avoir une action politique, il désire être considéré comme un écrivain. Il n'accomplira aucune de ces deux ambitions.

Deux livres, publiés cet automne, reviennent sur ses tentatives littéraires: «Mon tour du monde», série d'articles écrits en 1932-33 pour le magazine «The Woman's Home Companion»; et «Footlights», unique roman inédit rédigé en 1948, qui servira de point de départ pour son film «les Feux de la rampe» (1952).

Les deux ouvrages sont passionnants: on y découvre les méthodes de travail de Chaplin, sa minutie, sa générosité envers les défavorisés, mais aussi, en filigrane, cette douleur qui ne le quitte jamais, douleur venue d'une enfance terrible, dans des rues froides, des bouges crasseux, des chambres fangeuses. Un malheur ineffable...

Reprenons avec «Mon tour du monde». En 1931, Chaplin a mauvaise presse aux Etats-Unis. Il divorce pour la deuxième fois - divorce sale, scandaleux. Son épouse Lita Grey fait savoir publiquement que son mari lui a demandé de jouer un air de flûte enchantée - un acte obscène et totalement dégradant, signe d'une perversité abominable. Les bonnes âmes sont choquées. Chaplin est, selon la National Legion of Decency, «un dégénéré». Abattu, inquiet aussi de voir que le cinéma devient parlant Chaplin s'embarque pour un voyage de promotion. Il va profiter de la sortie des «Lumières de la ville» pour voir le monde.

Quand Charlie rencontre Gandhi

Le 13 février 1931, il s'embarque sur le «Mauretania». A peine arrivé en Angleterre, Chaplin est invité partout: il rencontre «l'honorable Winston Churchill», évoque «la révolution future», bavarde avec Lloyd George, part sur les traces de son père décédé (qu'il n'a presque pas connu), et, face à des ouvriers qui lui serrent la main: «Je suis l'un d'entre vous», dit-il. A jolly good fellow, donc. Il part en Allemagne.

La crise a frappé de plein fouet: à Berlin, il voit des cohortes de chômeurs, salue Marlene Dietrich, prend le thé avec Einstein, et se rend compte que les nazis sont déjà à l'oeuvre contre les juifs. Or, depuis toujours, Chaplin est soupçonné d'être «de la race maudite». Quand on lui demande «s'il en est», il répond: «Je n'ai pas cet honneur.» 

De retour à Londres, il fait la connaissance de Gandhi, qui n'a jamais vu un film de Charlot, mais qui désire s'entretenir avec lui. Chaplin visite son ancien orphelinat, où, le coeur serré, il distribue des bonbons aux enfants. En France, il boit un verre avec Aristide Briand, «petit homme aux épaules arrondies», va aux Folies Bergère, séduit une danseuse, May Reeves (de son vrai nom Mitzi Müller).

Il fait route pour Bali, où il rencontre le peintre Walter Spies, l'amant de Murnau, le cinéaste génial de «Nosferatu», et file au Japon, où les énervés d'extrême droite le menacent. Pour «The Woman's Home Companion», il écrit: «J'ai vu de la nourriture pourrir devant des gens affamés, des millions de chômeurs sans avenir...» Il joue avec l'idée de faire de la politique. Kate Guyonvarch, directrice de l'Association Chaplin, en est convaincue: «Il songeait réellement à oeuvrer pour le bien de l'humanité.»

Charlot Premier ministre ?

Le 14 octobre 1931, des journaux, dont le «Los Angeles Examiner», annoncent: «Chaplin pourrait quitter Hollywood pour le Parlement.» Pourquoi pas? Rêvons un peu: Charlot Premier ministre du gouvernement de Sa Gracieuse Majesté... Dans «Mon tour du monde», il réclame pour les travailleurs «des heures plus courtes et un salaire décent». Bon programme.

Les années passent. Chaplin a réalisé «les Temps modernes» et «le Dictateur», deux satires violentes qui le rendent de plus en plus suspect de communisme. J. Edgar Hoover l'a dans le collimateur: en 1942, Hoover a secrètement poussé Joan Barry, une jeune femme déséquilibrée, à faire un procès en paternité contre Chaplin. Celui-ci a démontré qu'il ne pouvait être le père de l'enfant - test sanguin à l'appui. Il a été condamné quand même.

A la fin des années 1940, quand la Commission des Activités antiaméricaines se met en place, Chaplin signe une pétition pour défendre Hanns Eisler, musicien juif autrichien, installé aux Etats-Unis. Autres signataires: Picasso, Matisse, Cocteau, Aragon, Eluard, Louis Jouvet. La presse de droite s'emporte: « Chaplin (faux). La preuve: un article favorable a été publié dans «la Pravda» en 1923... Vingt-quatre ans se sont écoulés? Peu importe!

En 1947, le député John Rankin, soutenu par les Vétérans catholiques, demande la déportation du fourbe. J. Edgar Hoover, au sommet de son pouvoir et de sa folie, compile un dossier de 2 060 pages contre Chaplin. Il note, de sa main «bolchevique».

Cette année-là, Chaplin décide de jeter sur le papier une histoire nouvelle: selon David Robinson, l'auteur de la présentation du très bel album consacré à «Footlights» Chaplin a une idée, née de sa rencontre avec Nijinski, en décembre 1916. Il a été frappé par la mélancolie qui émanait du «danseur des dieux»: «Il avait des yeux tristes, et donnait l'impression d'être un moine en civil.» Quelques mois plus tard, Nijinski a sombré dans la démence...

Au fil des mois, en 1947 et 1948, Chaplin affine son canevas et dicte. Il a constamment un dictionnaire sous le coude, et collectionne les mots nouveaux: «sélénique», «épanouissement», «fanfaronnant». Et, bien sûr, «ineffable». 

Charlie Chaplin rencontre l'Abbé Pierre, à Paris, en 1954 (©Keystone-France)

Charlie Chaplin rencontre l'Abbé Pierre, à Paris, en 1954 (©Keystone-France)

"Soyons francs: il est fini."

La version finale de «Footlights» est brève (l'équivalent de 150 pages). Ce court roman pose déjà les personnages des «Lumières de la ville»: Chaplin y utilise ses souvenirs de misère, ses débuts sur les scènes de music-hall, et tout ce passé hanté par la mort, la déchéance, l'oubli. Il évoque, secrètement, son premier amour, Hetty Kelly, victime de la grippe espagnole en 1918. Et s'inspire de la dramatique démence de sa mère, Hannah Hill, jetée dans l'enfer du pire asile de fous de Londres, Bedlam...

Il passe dans «Footlights» une émotion poignante, une terrible angoisse. Calvero, le clown triste, veut travailler, encore, encore, sous les feux de la scène: «C'est un grand artiste! Donnez-lui une semaine, ici, à l'Empire... - Je ne peux pas. Soyons francs: il est fini.»

Londres, septembre 1952: la première des «Feux de la rampe» a lieu à l'Odeon Leicester Square. La princesse Margaret y assiste. Les Anglais font un triomphe à l'enfant du pays, et sont outragés par la chasse aux sorcières déclenchée aux Etats-Unis. A Paris, Chaplin est reçu à bras ouverts. A Rome, c'est une autre chanson: des militants d'extrême droite jettent des tomates. Tandis que Chaplin prend la décision de s'installer en Suisse, l'American Legion organise, aux Etats-Unis, des piquets pour interdire l'entrée dans les salles où «les Feux de la rampe» est projeté.

Une semaine après sa sortie, le film est retiré de l'affiche. «Je ne désire pas provoquer une révolution. Tout ce que je veux, c'est faire encore quelques films. Ça pourrait amuser les gens...», déclare Chaplin, avant de prendre le chemin du Manoir de Ban, à Corsier-sur-Vevey, où il finira ses jours, loin de J. Edgar Hoover et de ses chiens.

Les deux textes, «Mon tour du monde» et «Footlights», vont être enterrés, pour des années, dans les archives Chaplin, avant d'être exhumés récemment. Les archives, désormais numérisées, recèlent, selon les spécialistes, encore bien des découvertes. La preuve: deux autres livres sont en préparation. L'un, qui sortira en octobre, est une série de planches de photogrammes annotés retraçant les vingt-neuf premiers courts-métrages de Chaplin réalisés en 1914. L'autre, sous la direction de Paul Duncan, sera publié chez Taschen l'année prochaine: «les Archives Chaplin» promet d'être un livre de poids (entre 2 et 3 kilos).

En 1972, après une absence de vingt ans, Charles Spencer Chaplin est invité aux Etats-Unis pour recevoir un oscar. Il hésite, et, finalement, accepte. Le 10 avril, les yeux embués, il reçoit une ovation de douze minutes - la plus longue jamais enregistrée. Vingt-deux jours plus tard, J. Edgar Hoover se verse un verre de Johnny Walker Black Label d'une carafe musicale. Il meurt d'une crise cardiaque en écoutant: «He's a jolly good fellow.»

François Forestier

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