Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chaplin : une vie.
19 mai 2014

Sur quelques vertus de Charlie Chaplin Par Jean Roy

Sur quelques vertus de Charlie Chaplin Par Jean Roy
L'Humanité 1/1/2000
 
L'avantage des postulats est qu'ils n'ont pas à être démontrés. " Chaplin est un génie " est un postulat, difficilement contestable et qui peut être corroboré par ses films, mais sans pouvoir pour autant emporter l'adhésion d'un contradicteur obstiné. En revanche, " Chaplin est au nombre des figures qui ont le mieux porté les valeurs de l'humanité " est une proposition démontrable, sauf à se couper du sens commun en ce qui concerne le choix de ces valeurs.
 
Vue selon une approche chronologique, la première vertu de Chaplin est la volonté. Chaplin n'est pas de ces enfants à qui les fées ont tout apporté dans le berceau. Contrairement à un Jean Renoir qui a la chance d'être le fils d'un des plus grands peintres de son temps - sans que cela ne rabaisse en rien son talent, bien entendu -, Chaplin, enfant de la balle, a pour mère une chanteuse dont la carrière dans de petits music-halls de province fut brève et peu glorieuse, et pour père un " chanteur vocaliste de composition ", connu de ses contemporains, mais atteint d'alcoolisme professionnel, l'habitude voulant que les artistes descendent en salle se mêler au public pour pousser à la consommation. Peu après la naissance de Charles, le couple se dissout, au point qu'à l'âge de trois ans, l'enfant n'a plus de père mais un second demi-frère, qui disparaît peu après de la vie des Chaplin pendant trente ans, son père l'ayant enlevé. La situation financière familiale devient désespérée. À sept ans, Charlie est recueilli par l'assistance publique. À quatorze ans, il a déjà enterré son père, mort de cirrhose, et vu interner sa mère, devenue folle. Sans parents, sans argent, sans diplômes, le jeune Charlie semble condamné par la vie. Il n'a pour lui que la conviction d'être le plus grand comédien du monde et la volonté de le prouver.
 
La deuxième vertu de Chaplin est un perfectionnisme sans égal. Une fois créé le personnage de Charlot, Chaplin n'aura de cesse de l'améliorer. Cela est vrai psychologiquement. Comme l'a justement noté Jean Mitry, comparant Chaplin à Molière : " Charlot passe des tartes à la crème et des coups de pied au cul pour arriver aux Lumières de la ville comme Molière des clystères et des bastonnades pour arriver au Misanthrope." La jalousie du barbouillé n'est pas moins vulgaire que les Keystone (NB : les bandes burlesques produites par Mack Sennett, qui voient les débuts de Chaplin en 1914), le Pèlerin moins subtil que Tartuffe. Cela l'est tout autant du professionnalisme que s'impose Chaplin, refaisant prise après prise jusqu'à obtenir la parfaite. On a beaucoup glosé sur Chaplin devenant son propre producteur par soif du profit, ce qu'au demeurant l'enfance malheureuse suffirait à faire comprendre sinon à entièrement excuser, pas assez sur la liberté qu'accorde le fait de se produire, à savoir le droit de mettre la quasi-totalité de ce qui a été tourné - donc du budget - à la poubelle, pour ne conserver que le meilleur. Citons des chiffres par trop méconnus. Pour un court métrage aussi simple que Charlot policeman, Chaplin utilise 9 000 mètres de pellicule pour n'en conserver que 600. Pour Charlot voyage, 27 000 mètres, soit autant que Griffith pour Naissance d'une nation. Le " shooting ratio " (rapport du nombre de mètres employés au nombre de mètres conservés) du Dictateur est de 41. Celui du Kid de 53, la seule séquence du réveil avec la couverture-djellaba ayant coûté 15 000 mètres de pellicule pour 22 conservés. Jamais dans l'histoire d'un art aussi cher que le cinéma, quelconque créateur se sera imposé une telle discipline.
 
La troisième vertu de Chaplin est de n'avoir jamais perdu sa conscience citoyenne. Malgré la gloire, les honneurs, les mondanités, la fortune et les bonnes fortunes, qu'il n'a jamais repoussés, au contraire - mais que serait un être humain dépourvu de toute contradiction ? un saint peut-être, un artiste sûrement pas -, il est resté, dans ses films comme dans sa vie, du côté des humbles, des opprimés et des victimes. En 1931, alors qu'il refuse le plus gros cachet jamais offert à un animateur radio pour une série d'émissions, il accepte d'aller au pénitencier de Sing-Sing présenter Les Lumières de la ville devant un public de détenus. On peut lire dans son autobiographie, traitant de cette période : " Ce que je peux imaginer de plus triste, c'est de s'habituer au luxe. " Peu après, alors qu'il prépare déjà Les Temps modernes, il déclare : " Si nous persistons à considérer la crise comme inévitable, toute la structure de notre économie risque de s'effondrer... L'humanité devrait profiter de la machine. La machine ne devrait pas signifier la tragédie et la mise au chômage. Les techniques pour réduire le travail et les autres techniques modernes n'ont pas été inventées pour le profit mais pour aider l'humanité dans sa recherche du bonheur. " Quand on lui demande quels changements il souhaite, il répond : " Des heures plus courtes pour le travailleur et un salaire minimum pour tout travail qualifié ou non qualifié, qui garantirait à tout homme de plus de vingt-et-un ans un revenu lui permettant de vivre de manière décente. " En 1940, avec Le Dictateur (rappelons au passage que Chaplin et Hitler sont nés à quatre jours d'intervalle !), comme le dit si fortement David Robinson : " le plus grand clown, la personnalité la plus aimée de son époque, jetait un défi direct à l'homme qui avait provoqué les plus grands crimes et les plus grandes misères humaines de l'histoire moderne. " On a oublié aujourd'hui que ce défi n'avait rien d'évident. Les réactions d'une partie de la critique et du public montrèrent à quel point les idées nazies étaient implantées aux Etats-Unis ; même Roosevelt émit des réserves pour regretter les difficultés soulevées par le film dans les pays d'Amérique latine favorables à l'Axe. En mai 1942, Chaplin participe de l'effort de guerre par un discours commençant par le mot " Camarades " et prononce une allocution au meeting du 25 novembre " Salut à notre allié russe. " En 1947, obligé de répondre aux questions du FBI, il affirme : " A mes yeux, les communistes ont sauvé notre mode de vie. Ils combattaient contre 280 divisions allemandes à une époque où nous, les Alliés, n'étions pas prêts. " Ce qui lui vaudra une interdiction d'entrer à nouveau (il venait de prendre le bateau pour l'Angleterre) dans le pays dont il a toujours refusé de prendre la nationalité.
 
Enfin, Charles Spencer Chaplin était un homme complet. Producteur, scénariste, réalisateur, comédien et compositeur de la musique de ses films, il a été un auteur à part entière avant même que la notion d'auteur s'impose au cinéma. Il aura aussi atteint l'universel. Tout le monde ne parvient pas à goûter la grandeur de Joyce, Stockhausen, Kandinski ou Godard. Chacun peut se retrouver en Charlot, l'éternel vagabond aux prises avec un monde dont il refuse les règles et l'injustice.
 
 

Publicité
Publicité
Commentaires
Chaplin : une vie.
Publicité
Archives
Publicité