Dix ans après Un roi à New York, Charlie Chaplin se lance dans la

Comtesse de Hongkong, projet improbable qui sera aussi son dernier film. Confiant à deux stars mondiales, Sophia Loren et Marlon Brando, la tâche d'incarner deux personnages de comédie légère et sophistiquée, il renouvelle, quelques dizaines d'années après, l'opération de A Woman of Paris, à savoir un film dont il ne serait pas la vedette.

En vérité, cette Comtesse est une vieille idée, inaboutie, qui surgit comme un remords dans la vieillesse solitaire de Chaplin. Pas Charlot, attention. Charlot est connu, reconnu, aimé, même s'il n'a pas au fond commencé encore à être élucidé. Charlie Chaplin, lui, est une énigme, un communiste en transit dans le pays de son music hall d'origine. Quand il tourne son Roi à New York, il s'invente un exil, une cause, une biographie fictive, décalquée sur sa biographie réelle. Sentimental et moderne, ce film est mal aimé parce qu'il est, précisément, trop sentimental et trop contemporain. Hargneusement occupé à dénoncer la télévision et la publicité, Chaplin y expose, comme le dernier Fritz Lang, celui du Mabuse ultime, les travers d'une société du spectacle et de la vie privée vendue en pâture aux objectifs les plus divers et aux zooms les plus paranoïaques.

Amour invendable. Après avoir réalisé ce sommet de cinéma viril et délirant, fulgurant et bavard, comment Chaplin pouvait-il faire un autre film? Tout simplement en faisant un simple film. Une désuète histoire d'amour, exotique comme un haut-le-coeur, violente comme un mal de tête. Dans la Comtesse, Chaplin raconte un amour invendable et vermillon, surgi comme par mégarde entre un diplomate américain et une aristocrate russe qui veut en faire son protecteur. Une croisière de luxe sert de décor aux amours décalées de ces deux personnages à peine esquissés, tout droit sortis d'un Garbo historique ou d'une romance princière.

Chaplin eut l'idée de ce scénario lors d'un voyage à Shanghai, quand il rencontra des aristocrates russes qui avaient tout perdu, déchéance qui dut lui paraître plus photogénique qu'une autre. Le noeud de ce film aux gags épurés et aux sentiments démodés, c'est Chaplin lui-même qui le dénoue dans son interprétation pathétique d'un garçon de cabine maladroit. Il y met une sorte d'ardeur saoule qui rappelle un autre géant du muet, Buster Keaton, dans Limelight. On comprend, dans ces brefs moments où un vieux monsieur blanchi fait quelques acrobaties minimales devant sa propre caméra, à quel point la gymnastique muette manquait à Chaplin. Une chose est sûre: c'est un homme amer et secret qui met en scène son dernier film, oeuvre inaboutie dont l'inaboutissement même confine à l'épure et au définitif.

Rétrospective. La Comtesse vient en hors-d'oeuvre d'une quasi-intégrale Chaplin qui débarque pour les fêtes. Avant qu'Arte ne nous ravisse des chefs-d'oeuvre à voir et à revoir inlassablement, poétiques (le Cirque) ou cruels (Mr Verdoux), la Cinquième a la bonne idée de présenter ce testament tranquille d'un cinéaste de 77 ans, ignorant qu'indifférence et dédain l'attendent à la sortie. Pour clore la boucle, on pourra voir samedi l'étonnant Chaplin, cet inconnu, de Kevin Brownlow et David Gill. On y reverra, foudroyés d'admiration, comment Chaplin, butant sur une scène cruciale de City Lights, se permet d'interrompre le tournage" pendant un an. Le temps de trouver une solution visuelle à la première rencontre quiproquo entre Charlot et la jeune aveugle. Le génie, ça se travaille aussi. 

Louis SKORECKI